
Ngũgĩ wa Thiong’o est mort le 28 mai 2025 à l’âge de 87 ans. Son nom restera dans l’histoire non seulement comme celui d’un grand romancier kenyan, mais aussi comme celui d’un penseur radical de la décolonisation. À l’instar de Valentin-Yves Mudimbe, disparu quelques semaines plus tôt, il a su interroger les conditions mêmes de la possibilité d’un savoir africain en contexte postcolonial. Mais là où Mudimbe scrutait les « bibliothèques coloniales » pour en dévoiler les présupposés, Ngũgĩ a voulu transformer la pratique même de l’écriture : en cessant d’écrire en anglais pour privilégier sa langue maternelle, le kikuyu, il a posé un geste politique fort, un acte de rupture.
En tant que spécialiste des théories postcoloniales, j'analyse la manière dont ces parcours critiques se sont efforcés à repenser la manière dont le savoir est produit et transmis en Afrique.
Pour Ngũgĩ, la domination coloniale ne s’arrête pas aux frontières, aux institutions ou aux lois. Elle prend racine dans les structures mentales, dans la manière dont un peuple se représente lui-même, ses valeurs, son passé, son avenir.
Langue et pouvoir : une géopolitique de l’imaginaire
Dans Décoloniser l’esprit (1986), Ngũgĩ wa Thiong’o explique pourquoi il a décidé d’abandonner l’anglais, langue dans laquelle il avait pourtant connu un succès international. Il y pose une affirmation devenue centrale dans les débats sur les héritages coloniaux : « Les vrais puissants sont ceux qui savent leur langue maternelle et apprennent à parler, en même temps, la langue du pouvoir. » Car tant que les Africains seront contraints de penser, de rêver, d’écrire dans une langue qui leur a été imposée, la libération restera incomplète.
À travers la langue, les colonisateurs ont conquis bien plus que des terres : ils ont imposé une certaine vision du monde. En contrôlant les mots, ils ont contrôlé les symboles, les récits, les hiérarchies culturelles. Pour Ngũgĩ, le bilinguisme colonial ne relève pas d’un enrichissement, mais d’une fracture : il sépare la langue du quotidien (la langue vernaculaire) de celle de l’école, de la pensée, du droit, de la littérature. Il y voit une violence structurelle, une « dissociation entre l’esprit et le corps », qui rend impossible une appropriation pleine et entière de l’expérience africaine.
Une aliénation tenace
L’analyse de Ngũgĩ met en lumière les impasses des politiques linguistiques postcoloniales qui ont souvent continué à faire des langues européennes des langues d’État, de savoir et de prestige, tout en reléguant les langues africaines à la sphère privée. C’est en ce sens qu’on peut parler de diglossie, c’est-à-dire de situation de cohabitation de deux langues avec des fonctions sociales distinctes. Cette diglossie instituée produit une hiérarchisation des langues qui reflète, en profondeur, une hiérarchisation des cultures.
Loin d’en appeler à un retour passéiste ou à une clôture identitaire, Ngũgĩ veut libérer le potentiel des langues africaines : leur permettre de dire le contemporain, d’inventer une modernité qui ne soit pas un simple calque des modèles européens. Il reprend ici à son compte la tâche historique que se sont donnée les écrivains dans d’autres langues « mineures » : faire pour le kikuyu ce que Shakespeare a fait pour l’anglais, ou Tolstoï pour le russe.
Il s’agit non seulement d’écrire dans les langues africaines, mais de faire en sorte que ces langues deviennent des vecteurs de philosophie, de sciences, d’institutions — bref, de civilisation. Ce choix d’écrire en kikuyu ne fut pas sans conséquences. En 1977, Ngũgĩ coécrit avec Ngũgĩ wa Mirii une pièce de théâtre, Ngaahika Ndeenda (« Je me marierai quand je voudrai »), jouée en langue kikuyu dans un théâtre communautaire de Kamiriithu, près de Nairobi.
La pièce, portée par des acteurs non professionnels, dénonçait avec virulence les inégalités sociales et les survivances du colonialisme au Kenya. Son succès populaire inquiète les autorités : quelques semaines après la première, Ngũgĩ est arrêté sans procès et incarcéré pendant près d’un an. À sa libération, interdit d’enseigner et surveillé de près, il choisit l’exil.
Ce bannissement de fait durera plus de vingt ans. C’est dans cette période de rupture qu’il entame l’écriture en kikuyu de son roman Caitaani Mutharaba-Ini (Le Diable sur la croix), qu’il rédige en prison sur du papier hygiénique.
Une pensée toujours actuelle
L’œuvre de Ngũgĩ éclaire la manière dont les sociétés africaines contemporaines restent prises dans des logiques de domination symbolique, malgré les indépendances politiques. La mondialisation a remplacé les formes les plus brutales de l’impérialisme, mais elle reconduit souvent les logiques de domination symbolique. Dans le champ culturel, les ex-puissances coloniales continuent d’exercer une influence considérable à travers les réseaux diplomatiques, éducatifs, éditoriaux.
La Francophonie, par exemple, se présente comme un espace de coopération linguistique, mais elle perpétue souvent des asymétries dans la validation des productions culturelles. Le fait de présenter les langues coloniales comme des langues de communication dépassant les clôtures des langues vernaculaires est une illusion que Ngũgĩ dénonce avec virulence.
Des penseurs comme Jean-Godefroy Bidima ou Seloua Luste Boulbina ont montré à quel point les politiques linguistiques postcoloniales ont tendance à officialiser certaines langues au détriment d’autres, créant une nouvelle forme de langue de bois, souvent coupée des réalités populaires. La philosophe algéro-française évoque à ce propos un espace public plurilingue à instituer: un espace qui ne se résume pas à opposer langues coloniales et langues vernaculaires, mais qui réinvente les usages, les hybridations, les ruses du langage.
Cette réflexion fait écho à la position de Ngũgĩ : écrire dans sa langue ne suffit pas, encore faut-il produire un langage à la hauteur des luttes sociales et politiques.
Pour une mémoire active de Ngũgĩ wa Thiong’o
À l’heure où les débats sur la décolonisation se multiplient, souvent vidés de leur substance ou récupérés par des logiques institutionnelles, relire Ngũgĩ wa Thiong’o permet de revenir à l’essentiel : l’émancipation passe par un changement de regard sur soi-même, qui commence dans la langue. La véritable libération n’est pas seulement politique ou économique ; elle est aussi culturelle, cognitive, symbolique.
En refusant de penser depuis des catégories importées, en assumant le risque d’un geste radical, Ngũgĩ wa Thiong’o a ouvert la voie à une pensée authentiquement africaine, enracinée et universelle. Son œuvre rappelle qu’il ne suffit pas de parler au nom de l’Afrique ; encore faut-il parler depuis elle, avec ses langues, ses imaginaires, ses luttes. À l’heure de sa disparition, son message reste plus vivant que jamais.