« Kuei, je te salue » : il n’y a pas de réconciliation possible sans récit partagé

Nouvel article de Christophe Premat dans The Conversation Europe

Wilfredo Rafael Rodriguez Hernandez, CC0, via Wikimedia Commons
Foto: Wilfredo Rafael Rodriguez Hernandez, CC0, via Wikimedia Commons

Dans un contexte où les fractures mémorielles occupent une place grandissante dans nos sociétés, certaines œuvres littéraires se présentent comme des passerelles inattendues. C’est le cas de Kuei, je te salue publié en 2016, fruit d’un dialogue épistolaire entre l’écrivain franco-américain Deni Ellis Béchard et la poète innue Natasha Kanapé Fontaine.

Plus qu’un livre, c’est un dispositif d’écoute et de réconciliation, qui nous invite à repenser le rôle de la littérature : non pas seulement raconter, mais créer les conditions d’une rencontre entre peuples autochtones et colonisateurs.

En tant que spécialiste des études culturelles francophones et des théories postcoloniales, je m’intéresse plus précisément au cas des littératures autochtones produites en français et notamment celles qui abordent les fractures mémorielles

 

Une correspondance comme dispositif de réparation

Le livre prend la forme de vingt-six lettres échangées entre les deux auteurs. Deni Ellis Béchard, dont le père est Gaspésien et la mère, Américaine, interroge sa place dans une histoire marquée par la colonisation, tandis que Natasha Kanapé Fontaine porte la mémoire et l’expérience innue. Le format épistolaire, qui alterne confidences et réflexions, ouvre un espace intime pour aborder des sujets souvent évités dans l’espace public : racisme systémique, violences coloniales, pensionnats, effacement des cultures autochtones.

Ce choix n’est pas anodin. L’échange de lettres crée une relation de proximité avec le lecteur, invité à devenir témoin d’un dialogue qui l’inclut implicitement. Le livre se présente comme une conversation élargie : de l’écrivain non autochtone vers l’autrice innue, mais aussi de ces deux voix vers le lecteur québécois, canadien, et plus largement francophone.

 

Un contrat d’apprentissage et d’empathie

Dès les premières pages, le livre trace un contrat pédagogique avec son lecteur. Natasha Kanapé Fontaine introduit des mots innus, des références culturelles, des fragments de mémoire souvent ignorés du grand public. Ces incursions ne sont pas des ornements exotiques : elles rappellent que la langue et la culture innues ont été marginalisées, et qu’il faut leur faire place dans le récit collectif.

Ce geste est profondément politique : apprendre quelques mots, c’est déjà s’ouvrir à l’altérité. Comme le montrent mes travaux en analyse du discours, le livre fonctionne ainsi comme un apprentissage de l’empathie. Le lecteur n’est pas sommé de se sentir coupable, mais invité à partager une mémoire occultée, à reconnaître une présence trop longtemps niée.

 

Une mémoire qui répare l’oubli

Contrairement à des discours qui se limitent à dénoncer ou à accuser, Kuei, je te salue s’inscrit dans une dynamique de réparation. Le cœur du dialogue n’est pas la culpabilisation, mais la réincorporation d’un oubli. L’histoire coloniale du Québec et du Canada est marquée par des silences, des effacements : pensionnats, dépossession des territoires, assimilation forcée. Le livre rappelle ces réalités sans violence rhétorique, mais en insistant sur leur persistance dans les vies contemporaines.

Cette approche non violente ne cherche pas à édulcorer le passé, mais à créer les conditions d’une mémoire partagée. La littérature devient ici un médium pour rendre visible ce qui a été effacé, tout en ménageant un espace d’écoute et de reconnaissance.

 

Une communication non violente au service du dialogue

Le ton de l’ouvrage doit beaucoup aux principes de la communication non violente. On y retrouve le souci de nommer les blessures sans accuser directement, de formuler des demandes claires, de chercher une compréhension mutuelle. Cela permet de désamorcer les réflexes défensifs qui accompagnent souvent les débats sur la mémoire coloniale

En choisissant la voie de l’empathie plutôt que celle de la confrontation, les deux auteurs ouvrent une possibilité rare : celle de parler d’un passé douloureux sans que le dialogue ne se rompe. Ce style contribue à rendre le livre accessible à un public qui pourrait autrement se sentir tenu à distance par des discours trop accusateurs ou trop théoriques.

 

Un levier civique et éducatif

L’importance de Kuei, je te salue dépasse le champ littéraire. L’ouvrage est utilisé dans certaines écoles et universités comme support pédagogique pour aborder la réconciliation entre Autochtones et non-Autochtones. Il offre un modèle de dialogue qui peut inspirer d’autres contextes marqués par des fractures mémorielles ou culturelles. La fin de l’ouvrage propose même des documents pédagogiques à destination des écoles avec des programmes d’activité.

Le message est clair : il n’y a pas de réconciliation possible sans récit partagé. La littérature, par sa capacité à susciter l’émotion et à créer des personnages incarnés, a un rôle essentiel à jouer dans ce processus. Elle ne remplace pas les politiques publiques ni les réparations concrètes, mais elle prépare les esprits et les cœurs à les accueillir, elle encourage à apprendre l’histoire dans une perspective interculturelle.

 

De l’empathie à la responsabilité

Kuei, je te salue demeure une œuvre singulière et nécessaire. Elle illustre comment la littérature peut être au service de l’empathie, non pas en dictant une morale, mais en créant les conditions d’une écoute mutuelle.

Elle propose un chemin : de l’oubli à la mémoire, de la mémoire à l’empathie, de l’empathie à la responsabilité. En revanche, cette œuvre refuse toute tentative de récupération de cette réconciliation pour donner bonne conscience aux Blancs. L’idée est bien d’amener le lecteur vers une exigence de remise en question pour pouvoir être en mesure de percevoir les récits oubliés de l’Histoire.The Conversation

 

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Pour en savoir plus sur la recherche

Christophe Premat, maître de conférences en études culturelles. Photo : Rickard Kilström
Christophe Premat, professeur en études culturelles. Photo : Rickard Kilström

Christophe Premat est Professeur en études culturelles francophones, spécialisé dans les discours politiques liés au monde francophone au Département d'Études Romanes et Classiques (Romklass). Il est directeur du Centre d'Études Canadiennes à l'Université de Stockholm.

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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