Dans son essai La pensée blanche, publié en 2020, l’essayiste guadeloupéen Lilian Thuram met en lumière un impensé majeur de nos sociétés contemporaines : la blancheur comme norme invisible, érigée au fil de l’histoire en standard universel.
Cet article fait partie de notre série Les livres qui comptent, où des experts de différents domaines décortiquent les livres de vulgarisation scientifique les plus discutés.
On ne naît pas blanc, on le devient : cette formule résume bien l’enjeu de l’ouvrage de Thuram, qui a connu une carrière de footballeur de haut niveau en Europe dans les années 90 et 2000, et est aujourd’hui à la tête d’une fondation contre le racisme. Il rejoint les réflexions de l’essayiste et psychiatre français, lui aussi d’origine antillaise, Frantz Fanon, dont on fête le centenaire de sa naissance, sur l’intériorisation des hiérarchies raciales.Son essai s’apparente aussi à celui du chercheur déné-canadien en études autochtones, professeur à l’Université de la Colombie-Britannique, Glen Sean Coulthard dans Red Skin, White Masks (Peaux rouges, masques blancs), publié en 2014. Il y montre la persistance de la logique coloniale dans les relations avec les peuples autochtones.
En tant que spécialiste des théories postcoloniales, j’explore la manière dont les héritages coloniaux marquent encore nos institutions et nos imaginaires. Je m’intéresse aussi à la façon dont écrivains et penseurs francophones réinterprètent ces catégories pour en révéler les contradictions et proposer d’autres façons de raconter nos sociétés.
Aux origines de la pensée blanche : une construction historique
Explorer la pensée blanche, c’est donc interroger les catégories héritées d’un passé colonial et comprendre comment elles continuent à structurer nos vies, souvent à notre insu.
La blancheur dont parle Lilian Thuram n’est pas une teinte épidermique mais une construction idéologique qui a fonctionné comme au départ pour classer, hiérarchiser et opposer. Elle désigne un ensemble de privilèges, de représentations et de places sociales, plutôt qu’une caractéristique biologique. Penser la blancheur, c’est donc montrer qu’elle relève moins de la pigmentation que d’un régime de visibilité : ce qui paraît neutre ou universel est en réalité situé, hérité d’une histoire coloniale.
La blancheur n’a pas toujours existé comme catégorie. Elle s’est construite progressivement à partir de l’expansion coloniale, de l’esclavage et des théories pseudo-scientifiques du XIXe siècle. La pensée blanche, telle que la décrit Thuram, consiste précisément en cette logique qui naturalise des hiérarchies raciales en érigeant la « blancheur » comme point de référence neutre.
Cette perspective met en lumière la manière dont les récits historiques et religieux ont contribué à hiérarchiser les couleurs. Dès le Moyen Âge, la théologie chrétienne associait la blancheur à la lumière divine, à la pureté et au salut, tandis que l’obscurité et le noir renvoyaient au péché, au danger et à la mort. Ces associations symboliques ont progressivement nourri un imaginaire où la blancheur était valorisée comme signe de supériorité morale.
À l’époque moderne, cette symbolique s’est articulée à l’expansion coloniale : elle a fourni un cadre culturel qui permettait de justifier l’asservissement et l’infériorisation des populations perçues comme « non blanches ». La pensée blanche ne s’est donc pas construite uniquement par la violence matérielle, mais aussi par une longue tradition symbolique qui a présenté la blancheur comme le signe d’un ordre naturel et universel. La « norme blanche » ne s’est pas imposée seulement par la force, mais aussi par le langage, la culture et la science.
Être blanc sans le voir : les privilèges invisibles
L’un des apports majeurs de la réflexion de Thuram est de montrer que la blancheur agit comme une norme invisible. Ceux qui en bénéficient ne s’en aperçoivent pas, précisément parce qu’elle se confond avec l’universel.
Peggy McIntosh l’a décrit comme un « sac à dos invisible » de privilèges, conférant aux personnes blanches des avantages implicites : être majoritairement représentées dans les médias, ne pas être systématiquement suspectées dans l’espace public, voir son identité considérée comme neutre.
Ces privilèges ne sont pas individuels, mais structurels. Ils s’expriment dans l’accès différencié au logement, à l’emploi, ou dans les interactions quotidiennes avec l’institution policière. La pensée blanche, en tant que grille implicite, conditionne nos perceptions et nos jugements, rendant d’autant plus difficile sa remise en cause.
La blancheur n’existe qu’en relation à la « noirceur » inventée
Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs, publié en 1952, montrait déjà comment l’intériorisation du regard blanc pouvait enfermer les personnes racisées dans des assignations identitaires, au prix d’un profond malaise existentiel. Thuram reprend ce fil en rappelant que la blancheur n’existe qu’en relation à la « noirceur » qu’elle a elle-même inventée.
En écho, Glen Sean Coulthard actualise ce diagnostic dans Red Skin, White Masks. En prolongeant Fanon dans le contexte des luttes autochtones nord-américaines, il démontre comment la reconnaissance offerte par l’État reste conditionnée par une logique coloniale où la blancheur définit les termes mêmes de l’égalité. La critique de la pensée blanche ne concerne donc pas seulement l’histoire européenne : elle traverse les luttes actuelles contre les formes renouvelées de domination.
Déconstruire les évidences : le rôle de l’éducation
Thuram insiste sur la nécessité d’un travail éducatif pour dénaturaliser ces représentations. Déconstruire la pensée blanche ne consiste pas à accuser individuellement, mais à rendre visible ce qui a été naturalisé. La Fondation Lilian Thuram mène à cet égard des actions pédagogiques visant à développer une conscience critique des catégories raciales et de leur histoire.
L’éducation ne se limite pas à l’école : les médias, la culture, la mémoire collective jouent un rôle crucial. L’enjeu est d’apprendre à reconnaître les privilèges invisibles et à les interroger, afin de créer les conditions d’une égalité réelle.
Déconstruire la pensée blanche suppose de passer de la prise de conscience individuelle à une responsabilité collective. Les institutions politiques, éducatives et culturelles doivent être interrogées dans leur rôle de reproduction des inégalités. L’analyse de Thuram rejoint ici les luttes pour la justice raciale et pour la décolonisation des savoirs.
Il ne s’agit pas de culpabiliser, mais de reconnaître la dimension systémique du problème. C’est seulement en déplaçant le regard — en cessant de considérer la blancheur comme universelle — qu’il devient possible de bâtir une société où les différences cessent d’être hiérarchisées.
La pensée blanche de Lilian Thuram agit ainsi comme une invitation à voir ce qui reste invisible : la norme blanche qui structure nos imaginaires, nos institutions et nos pratiques quotidiennes. En dialogue avec Fanon, l’ouvrage rappelle que l’égalité ne peut advenir qu’au prix d’un travail de déconstruction historique et critique. On ne naît pas blanc, on le devient : c’est donc à nous collectivement de défaire ce devenir, pour ouvrir la voie à des formes nouvelles de coexistence, dégagées des hiérarchies héritées du passé colonial.
Christophe Premat, Professor, Canadian and Cultural Studies, Stockholm University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.